De la littérature souterraine : Zola, chroniqueur des bas-fonds (3)


Nous terminons avec ce troisième article les extraits du roman social de Zola, "Germinal" dénonçant l'exploitation des ouvriers de la mine et leurs misérables conditions d'existence : après plusieurs semaines de grève, les mineurs affrontent la troupe appelée en renfort par les directeurs de la mine, et qui tire sur la foule. A la famine, s’ajoute la mort des révoltés sur les barricades, le coup de grisou qui ensevelit des camarades, et puis encore une catastrophe qui survient, l’inondation de la mine. Cette fois-ci, ce n’est peut-être pas un accident... Zola nous entraîne avec son réalisme littéraire dans la spirale infernale de l’effondrement d’un système.


La montée des eaux

De la littérature souterraine : Zola, chroniqueur des bas-fonds (3)
Septième partie, chapitre V.
Extraits :

En bas du puits, les misérables abandonnés hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l’eau jusqu’au ventre. Le bruit du torrent les étourdissait, les dernières chutes du cuvelage leur faisaient croire à un craquement suprême du monde ; et ce qui achevait de les affoler, c’étaient les hennissements des chevaux enfermés dans l’écurie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d’animal qu’on égorge.
Mouque avait lâché Bataille. Le vieux cheval était tremblant, l’œil dilaté et fixe sur cette eau qui montait toujours. Rapidement, la salle de l’accrochage s’emplissait, on voyait grandir la crue verdâtre, à  la lueur rouge des trois lampes, brûlant encore sous la voûte. Et brusquement, quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il partit des quatre fers, dans un galop furieux, il s’engouffra et se perdit au fond d’une des galeries de roulage. Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bête.
- Plus rien à foutre ici ! criait Mouque. Faut voir par Réquillart.
Cette idée qu’ils pourraient sortir par la vieille fosse voisine, s’ils y arrivaient avant que le passage fût coupé, les emportait maintenant. Les vingt se bousculaient à la file, tenant leur lampe en l’air, pour que l’eau ne les éteignît pas. Heureusement, la galerie s’élevait d’une pente insensible, ils allèrent pendant deux cent mètres, luttant contre le flot, sans être gagnés davantage. Des croyances endormies se réveillaient dans ces âmes éperdues, ils invoquaient la terre, c’était la terre qui se vengeait, qui lâchait ainsi le sang de la veine, parce qu’on lui avait tranché une artère. Un vieux bégayait des prières oubliées en pliant ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais esprits de la mine.
Mais au premier carrefour, un désaccord éclata. [...]. Les têtes s'égaraient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l'écheveau s'était comme embrouillé devant eux. A chaque bifurcation, une incertitude les arrêtait court, et il fallait se décider pourtant.

La mort du cheval

De la littérature souterraine : Zola, chroniqueur des bas-fonds (3)
Etienne courait le dernier, retenu par Catherine que paralysaient la fatigue et la peur. […]
Ils s’attardèrent de cinquante mètres en arrière, et il la soulevait malgré sa résistance, lorsque la galerie brusquement se boucha : un bloc énorme qui s’effondrait et les séparait des autres. L’inondation détrempait déjà les roches, des éboulements se produisaient de tous côtés. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. C’était fini, il fallait abandonner l’idée de remonter par Réquillart. Leur unique espoir était de gagner les tailles supérieures, où l’on viendrait peut-être les délivrer, si les eaux baissaient.
Etienne reconnut enfin la veine Guillaume. […] Ils atteignaient la cheminée lorsqu’un bruit, derrière eux, les fit se tourner. Etaient-ce donc les camarades, barrés à leur tour, qui revenaient ? Un souffle ronflait au loin, ils ne s’expliquaient pas cette tempête qui se rapprochait, dans un éclaboussement d’écume. Et ils crièrent, quand ils virent une masse géante, blanchâtre, sortir de l’ombre et lutter pour les rejoindre, entre les boisages trop étroits, où elle s’écrasait.
C’était Bataille. En partant de l’accrochage, il avait galopé le long des galeries noires, éperdument. Il semblait connaître son chemin dans cette ville souterraine, qu’il habitait depuis onze années ; et ses yeux  voyaient clair, au fond de l’éternelle nuit où il avait vécu. Il galopait, il galopait, pliant la tête, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de  la terre, emplis de son grand corps. […] Où allait-il ? là-bas peut-être, à cette vision de sa jeunesse, au moulin où il était né, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil brûlant en l’air comme une grosse lampe. Il voulait vivre. Sa mémoire de bête s’éveillait, l’envie de respirer encore de l’air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu’à ce qu’il eut découvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumière.

Les amants de la mine

De la littérature souterraine : Zola, chroniqueur des bas-fonds (3)
Etienne et Catherine se sont égarés au fond de la mine, bloqués par la montée des eaux, sans espoir de retrouver une issue. Seul l'accomplissement de leur amour si longtemps contenu, comme une digue qui cède,  leur permet de croire encore  à un miracle...

Extraits:

Alors ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient allumé la dernière lampe, elle s’épuisait en éclairant la crue, dont la hausse régulière, entêtée, ne s’arrêtait pas. Ils eurent d’abord de l’eau aux chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La voie montait, ils se réfugièrent au fond, ce qui leur donna un répit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils baignèrent jusqu’à la ceinture. Debout, acculés, l’échine collée contre la roche, ils la regardaient croître, toujours, toujours. Quand elles atteindrait leur bouche, ce serait fini.[…]
Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fièvre de vivre les ranima. Lui, violemment, se mit à creuser le schiste avec le crochet de la lampe, tandis qu’elle l’aidait de ses ongles. Ils pratiquèrent  une sorte de banc élevé, et lorsqu’ils s’y furent hissés, tous les deux, ils se trouvèrent assis, les jambes pendantes, le dos ployé car la voûte les forçait à baisser la tête. […] C’était la fin, combien attendraient-ils, réduits à cette niche, où ils n’oseraient risquer un geste, exténués, affamés, n’ayant plus ni pain ni lumière ? et ils souffraient surtout des ténèbres, qui les empêchaient de voir venir la mort. [...]

Commence alors une attente infernale, l'espoir fou de la délivrance, et la démence qui s'empare des esprits privés de nourriture et de lumière :
-Il doit faire bon dehors... Viens, sortons d'ici.
Etienne, d'abord, lutta contre cette démence. Mais une contagion ébranlait sa tête plus solide, il perdit la sensation juste du réel. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitée de fièvre, tourmentée à présent d'un besoin de paroles et de gestes. Le bourdonnemnent de ses oreilles étaient devenus des murmures d'eau courante, des chants d'oiseau  [...].
- Mon Dieu! Mon dieu! qu'il fait noir!
Ce n'était plus les blés, ni l'odeur des herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil jaune ; c'était la mine éboulée, inondée, la nuit puante, l'égouttement funèbre de ce caveau où ils râlaient depuis tant de jours. La perversion de ses sens en augmentait l'horreur maintenant, elle était reprise des superstitions de son enfance, elle vit l'Homme noir, le vieux mineur trépassé qui revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles.

 
Je ne vous raconterai pas si Catherine et Etienne, amants ultimes réunis dans le désespoir réussiront ou non à survivre à leur enfermement dans la mine inondée. Je vous laisse lire ou relire GERMINALet méditer sur la morale de l'histoire:
« S’il fallait qu’une classe fut mangée, n’était-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie épuisée de jouissance ? Du sang nouveau ferait la société nouvelle. » Emile Zola, comme Victor Hugo, dénonce les privilèges de la vieille bourgeoisie et observe la révolte du peuple qui germe, sous la terre. S’il est question de déchéance et de rédemption chez Hugo, la symbolique de la terre qui gronde et du peuple souterrain qui éclot sur la terre de la misère nous parle chez Zola de Révolution : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. » Le monde souterrain et les forces qui poussent vers la lumière, comme une parabole de la destinée humaine.


Lady Trog


Rédigé par Renée Frank le Jeudi 14 Mars 2013 à 07:23 | Lu 573 fois