De la littérature souterraine : Montesquieu et les Troglodytes ( suite et fin)


Nous terminons avec la lettre XIV des Lettres Persanes la démonstration de Montesquieu sur l’évolution du peuple Troglodyte et de ses moeurs: de l’anarchie égoïste à l’autogestion harmonieuse guidée par le principe de la Vertu, voici ensuite la tentation royaliste ! de la difficulté à vivre sagement sans chef… car il est plus difficile de s’imposer à soi-même la Vertu plutôt que de se la voir dictée par un chef… que nous soyons Troglodyte ou pas ...


De la littérature souterraine : Montesquieu et les Troglodytes ( suite et fin)

Le roi des Troglodytes

Lettre XIV
Usbek au même ( à son ami Mirza)

Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il était à propos de se choisir un roi ; ils convinrent qu’il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous leurs yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s’était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.
 
Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avait fait de lui : «  A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne ; et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne : mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les avoir vus aujourd’hui assujettis.»

De la littérature souterraine : Montesquieu et les Troglodytes ( suite et fin)

La vertu des Troglodytes

A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. « Malheureux jour ! disait-il ; et pourquoi ai-je tant vécu ? » Puis il s’écria d’une voix sévère : «  Je vois bien ce que c’est,  Troglodytes !  votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que, pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. » Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. « Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse, parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? O Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt rejoindre vos sacrés aïeux ; pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la Vertu ? »
D’Erzéron , le 10 de la lune de Gemmadi,2, 1711

Les Troglodytes au service de la démocratie

De la littérature souterraine : Montesquieu et les Troglodytes ( suite et fin)
Dans cet apologue sur le peuple Troglodyte, Montesquieu fait l'éloge de la démocratie en rejetant la monarchie ( même parlementaire!), mais aussi réaffirme sa confiance en la  nature humaine : il croit "aux penchants de la Nature" favorisant la Vertu.
Cette fable exotique et fantaisiste exprime de façon plus légère les mêmes idées que "L'Esprit des Lois" . Les Troglodytes représentent ici l'humanité dans ce qu"elle a de pire et de meilleur.



Lady Trog


Rédigé par Renée Frank le Mardi 17 Septembre 2013 à 07:19 | Lu 876 fois