De la littérature souterraine : La femme des sables (1)


Vous connaissez les troglos de Doué-la Fontaine, creusés à la verticale dans le falun, dépôt argilo-sableux du myocène? Imaginez maintenant que par un phénomène climatique ou géologique, le sable retrouve son état de grain et se remette à s’écouler sur les habitants de la cave… Vous aurez planté le décor du roman « La Femme de sables » de l’écrivain japonais Abe Kobo.


Le piège

Hiroshi Teshigahara
Hiroshi Teshigahara
Prix Akutagawa 1962 ( le Goncourt japonais),  qui a reçu aussi le prix du meilleur  roman étranger en 1967, La Femme des Sables est parfois plus connue sous la forme du film du cinéaste de la nouvelle vague japonaise, Hiroshi Teshigahara : prix spécial du jury à Cannes en 1964, le film admirable tourné en noir et blanc décrit impitoyablement le pourrissement  de la vie et la rédemption spirituelle d’un homme prisonnier comme un insecte dans un trou de sable, perdu dans le paysage des dunes de la Mer du Japon.
Un entomologiste amateur, dont on n‘apprendra que plus tard le nom, part à la recherche d’un insecte rare et s’égare dans les dunes au crépuscule. Les villageois isolés  lui proposent l’hospitalité pour la nuit dans une masure au fond d’un trou et le font descendre par une échelle de corde. Une femme vit là seule, se protégeant du sable qui envahit tout, comme un liquide qui s’insinue dans la nourriture, sous les vêtements et brûle la peau et les yeux. Au matin, les villageois ont retiré l’échelle. Voici notre homme piégé lui-même comme un insecte qui aurait creusé un trou pour attirer sa proie. Il est condamné à écoper le sable toutes les nuits, lorsque celui-ci ne s’effondre pas, retenu par le brouillard et l’humidité.  L'homme se débat psychiquement et physiquement, vivant de l’espoir de pouvoir s’échapper de cet enfer.  Abe Kobo est en quelque sorte un  Dante moderne, traduit de main de maître par Georges Bonneau, aux éditions Stock.

Le piège

Abe Kobo
Abe Kobo
L'homme marche depuis la gare de S. où il est descendu, à la recherche des dunes qui abriteraient un insecte rare:

Le chemin, de plus en plus, se fit abrupte montée ; et il lui parut que, de plus en plus, le sable l’envahissait.
Pourtant – la chose le surprit – l’emplacement des maisons ne s’en élevait pas pour autant : le chemin seulement ; car le hameau, quant à lui, restait à sa même basse altitude. Au fait, était-ce bien le seul chemin qui s’élevait ? Mais non : entre les maisons, le sol intermédiaire s’élevait, lui aussi, à la même hauteur que le chemin. Si bien que, sous une certaine perspective, tout l’emplacement du hameau se trouvait être sur une pente  montante, tandis que les maisons, et elles seules, semblaient être restées au bas-niveau de leur plan premier. Cette impression, à mesure qu’il s’avançait, se faisait en lui plus  forte. Bientôt, toutes les maisons lui apparurent comme construites au fond de trous creusés dans la montée du sable ; et ce sable lui-même surpassait de beaucoup la hauteur des toits. Les rangs de maisons, peu à peu, sombraient au profond des creux du sable.
La pente, d’un coup, se fit plus abrupte encore : entre le chemin du haut et, au-dessous, le faîte des toits, l’homme se dit que, sous-estimât-il la profondeur, cela devait bien faire quelque vingt mètres de chute.
" Du diable, pensa-t-il, si je vois le genre de vie qu’ils peuvent vivre là-dedans ! "
Intrigué, il voulut jeter un oeil furtif jusqu'au fond de l'un des trous... Comme il venait d'en contourner le bord, alors, brutal, un vent violent lui coupa le souffle. Soudain l'horizon s'ouvrit : sous ses yeux, toute chargée d'écume, une mer aux eaux troubles, à petits coups de vagues ondulantes, léchait un rivage. L'homme touchait à son but : les dunes mêmes dont la crête était maintenant sous ses pieds.

La métaphore du sable

De la littérature souterraine : La femme des sables (1)
L'homme s'aventure dans les dunes à la recherche d'une cicindèle, le regard rivé dans le sable et se retrouve au bord d'une falaise de sable:

Le tour dessinait une ellipse mal formée, de plus de ving mètres d'ouverture. Le côté qui faisait face à l'homme était de pente relativement douce. En contraste, le côté où il se tenait descendait, lui-parut-il, presque à la verticale. Comme le bord d'une coupe d'épaisse procelaine, la lisière du creux se bordait, à ses pieds, d'un lisse arrondi. Sur l'extrême bord, il avança un pied timide, puis laissa son regard plonger : l'obscurité du trou tranchait à ce point sur la clarté de son pourtour que l'annonce était présente de la tombée de la nuit.
Au fond de l'obscurité gisait une petite maison ; son extrême faîtage enfoncé d'un côté, obliquement, dans la paroi du sable, elle était enveloppée de silence.
"Tiens! Tout à fait une huître!" pensa l'homme. Puis:
"Se débattre! A quoi bon? La loi du Sable est là, et nul n'y échappe.



L’auteur nous propose alors une définition du sable:

« SABLE : agrégats de fins fragments de roche. Contient parfois du minerai de fer magnétique et de l’oxyde naturel d’étain ; plus rarement des paillettes d’or : de 2 mm à 1/16 de mm.
Définition d’une parfaite clarté. Ce qu’on appelle sable provenait donc, somme toute, de roches brisées, et se présentait comme élément intermédiaire entre la pierre et l’argile. N’était-ce pas une chose curieuse, et toute particulière au sable – qu’il s’agît de la plage d’Enoshima ou du désert de Gobi -, que la grosseur du grain restât pour ainsi dire sans variation : en fait, un huitième de millimètre environ, suivant une courbe proche de la courbe de répartition établie par Gauss.
« Oui, d’absolue certitude, le sable, parce qu’il se meut, est impropre à la vie. Mais est-il si sûr que l’immobilité  soit, quant à elle, l’indispensable condition de la vie ? De s’obstiner à la fixité, n’est-ce point s’engager dans la plus odieuse des compétitions ? D’un côté, le Sable ; de l’autre, l’Homme…  Oui, mais, à supposer que, délaissant la fixité, un homme choisisse de se livrer tout entier au courant de l’écoulement du sable, alors ne se sauve-t-il point par là de la fatalité de la compétition ? […]
C’est ainsi que, pour s’être appliqué à dessiner en son âme l’image du Sable-qui-s’écoule, l’homme, parfois, avait senti s’écouler le plus profond de son être, devenu la proie de l’Illusion. »

L'homme sera bientôt piégé comme par un fourmilion au fond d'un trou de sable.
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Rédigé par Renée Frank le Jeudi 16 Mai 2013 à 07:37 | Lu 318 fois