De la littérature souterraine : Joseph Kessel, La Vallée des Rubis (2)


Joseph Kessel raconte dans un récit autobiographique intitulé LA VALLE DES RUBIS, la découverte du monde antique et mystérieux des mines de rubis dans la jungle birmane, repaires de brigands, d’aventuriers et de laborieux coolies, prêts à risquer leur vie dans l’espoir de découvrir la fabuleuse pierre précieuse.


Les champs de pierres précieuses

EXTRAITS:
Sur les treize cents mines qui fournissaient, pêle-mêle, pierres semi précieuses, saphirs et rubis, j’en ai visité dix tout au plus. Mais dès l’instant où mes yeux furent instruits à déceler les signes par quoi elles se manifestaient, je n’ai point passé un seul jour sans me sentir comme cerné et hanté par leur multitude.
Elles étaient partout… Dans ce pli de la campagne… Derrière ce rideau de jungle… Au flanc d’une colline… A l’ombre d’une pagode… Dans une faille de rocher… Sur les lisières de Mogok… en pleine ville, au bord d’un lac…
Certaines se mariaient à la majesté du paysage. Pour d’autres, au contraire leur bayon ( ce terreau brun rougeâtre et prodigue en trésors) sortait d’un sol triste et lépreux. Quelques gisements employaient jusqu’à vingt coolies mineurs, mais on en voyait aussi où deux hommes seulement, habits et visages englués de boue sèche, exécutaient un labeur monotone et spectral…
On avait littéralement l’impression de marcher sur le saphir, sur le rubis. Et les gens s’en allaient travailler aux mines comme font les maraîchers en route vers leurs champs de légumes ou les artisans vers leurs établis.
Cette attitude triviale, l’abondance extravagante des gisements, leur promiscuité, l’aspect même des mines, enfin, primitif jusqu’à l’incroyable, enlevaient aux trésors de Mogok la splendeur et la gloire que mon esprit leur avait si généreusement attribuées à l’avance.

La termitière

Un vieux brigand reconverti en marchand de pierre emmène  Jean, Julius et notre auteur visiter une de ses concessions :
A mesure que la Jeep gravissait un mauvais chemin montueux, on voyait, sous une végétation qui devenait sans cesse plus courte, rare et pauvre, apparaître le grain rugueux et un profil rude et si abrupt que, parfois, il leur donnait un à-pic de falaise. Mais, sur toute leur surface, l’œil ne trouvait pas une seule arrête vive. La substance en était érodée jusqu’à la trame. Ces parois inspiraient un singulier sentiment de fatigue et de vieillesse cosmiques. Les fissures ténébreuses qui, de temps à autre, s’ouvraient à leur base semblaient servir encore d’asile à des bêtes et aux hommes de la préhistoire.
La Jeep s’arrêta en vue de ces orifices, mais à un niveau beaucoup plus bas car la piste, soudain, n’était plus qu’un sentier pour chèvres sauvages. […]
Arrivé au même endroit, je me baissai à mon tour et découvris un orifice très étroit, découpé irrégulièrement dans la pierre. Il donnait sur une pente qui glissait vers un trou de ténèbres. Comme j’hésitais, une lumière se balança dans l’obscurité et la voix du coolie, rauque et brève me héla. Je m’engageais dans la fissure, mais j’étais loin d’avoir sa souplesse de couleuvre et je dus ramper sur les genoux, écorcher mes épaules aux arrêtes de silex avant de pénétrer dans la grotte que la lampe tempête du coolie éclairait faiblement. Elle était si basse de plafond qu’un homme de taille normale avait à s’y tenir voûté, et si réduite de dimensions que les murs étaient un étau.
Un trou, béant au milieu, s’enfonçait dans les entrailles de la terre et par ce chenal un bruit sourd et monotone arrivait jusqu’à nous.
Mon guide, pour donner le plus de lumière possible, se coucha sur le sol et tendit au-dessus du puits son poignet mince et dure auquel il avait accroché la lampe.
Je ne pus retenir une exclamation. Quoi ! Devais-je vraiment me confier à cette frêle perche de bambou, traversée à  longs intervalles par des bouts de roseau juste assez larges pour un pied nu et qui oscillait dangereusement au-dessus d’un noir précipice.
L’amour-propre seul me décida…

L'or rouge

De la littérature souterraine : Joseph Kessel, La Vallée des Rubis (2)
Dans chacun de ces alvéoles, à la lueur blême des lampes tempête, tantôt debout, tantôt agenouillé, un homme grattait les parois et le plafond avec une griffe de fer pour en détacher la sombre argile qui tombait dans un panier d’osier en forme de seau. On eût dit des termites au fond de l’enfer.
Quelqu’un me bouscula… C’était le coolie qui m’avait emmené dans la mine. Il enlevait maintenant les paniers pleins de terre et les emportait, à travers les tunnels torturants, les fragiles passerelles souterraines jusqu’au pied de la perche instable de bambou pour les remonter à l’air libre. Au choc de nos deux corps, l’un de ses paniers répandit sur le sol l’argile qu’il contenait.
Le coolie la ramassa soigneusement, puis ses yeux durs se fixèrent sur moi et il dit avec une expression de reproche farouche :
- Bayon
Alors je compris que ce que les hommes, les mineurs, les termites arrachaient aux entrailles de la colline : c’était la substance unique de Mogok, la terre féconde en pierres précieuses.

 
« Voilà des siècles qu’ils creusent de la même façon comme des taupes. Exactement ! Les mêmes outils, les mêmes sillons, les mêmes paniers, les mêmes passerelles. Rien n’est changé depuis les rois birmans » : ce que décrit Kessel rappelle les dures conditions de vie des mineurs dénoncées par Zola. Nous sommes ailleurs, vers l’Orient, dans des paradis transformés en enfer. L’or n’est plus ici noir et poussiéreux, il est rouge et limpide comme la lumière du soleil couchant, comme le sang des hommes qui sont sacrifiés sur l’autel de la beauté absolue.
 

La Vallée des rubis
Joseph Kessel,
Editions Folio
 
 
 
Lady Trog


Rédigé par Renée Frank le Lundi 29 Juillet 2013 à 07:15 | Lu 320 fois