De la littérature souterraine : Les carnets du sous-sol de Dostoïevski (1)


« Maintenant, messieurs, je veux vous raconter, que cela vous plaise ou non, pourquoi je n’ai même pas pu devenir un insecte. Je vous le dis avec solennité : j’ai voulu devenir un insecte à de nombreuses reprises. Et, même là, je n’ai pas eu l’honneur. »
Ainsi s’exprime notre anti héros dostoïevskien dans « Les Carnets du sous-sol » publiés en 1864.
D’une grande modernité, ce monologue est une introspection à la Camus avant la lettre. Un homme se retire du monde, s’enferme dans sa chambre, sorte de sous-sol coupé du monde, au cœur de la ville de St Petersbourg.


L'homme intelligent est une créature limitée

De la littérature souterraine : Les carnets du sous-sol de Dostoïevski (1)
Non seulement je n’ai pas su devenir méchant, mais je n’ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil, ni salaud, ni honnête – ni un héros ni un insecte. Maintenant que j’achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu’inutile : car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir – il n’y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit – se trouve dans l’obligation morale – d’être une créature essentiellement limitée. […]
Vous devez croire, messieurs, que j’ai l’intention de vous amuser ? Là aussi, vous faites erreur. Je ne suis pas du tout le boute-en-train que vous croyez, ou que vous croyez peut-être ; mais si ce bavardage vous énerve ( je sens qu’il vous énerve), et s’il vous vient l’idée de me demander : qui suis-je au juste, - je vous réponds : je suis un assesseur de collège. Jai été fonctionnaire, pour me payer mon pain (seulement pour cela), et puis, l’année dernière, quand un de mes lointains parents m’a laissé six mille roubles d’héritage, je me suis pressé de démissionner et je me suis installé dans mon trou. J’y habitais avant, dans ce trou, mais maintenant, je m’y suis installé.

L'homme est ... une touche de piano

-Eh oui, mes bons messieurs, c’est là que je vous y prends ! Messieurs, pardonnez-moi de m’être lancé dans la philosophie ; mais quarante ans de sous-sol ! je peux bien me permettre un peu de fantaisie. Voyez-vous, la raison est messieurs, une excellente chose – je vous l’accorde volontiers - , mais la raison n’est rien que la raison, elle ne satisfait donc que les besoins rationnels de l’homme, alors que le vouloir est la traduction même de la vie tout entière, oui, je veux dire de toute la vie humaine, la raison y comprise, et les grattages de méninges ; et même si notre vie n’apparaît souvent pas très propre sous cet éclairage, elle est quand même la vie, et pas seulement une extraction de racine carrée.
 
Notre philosophe en sous-sol continue son introspection désabusée  sur la condition humaine:

« Et, s’il n’a plus de moyens, il inventera la destruction et le chaos, il inventera toutes sortes de souffrances, et il la soutiendra, sa position ! Il lancera au monde sa malédiction, et comme il n’y a que l’homme qui puisse maudire (çà, c’est son privilège, ce qui le distingue le plus fondamentalement des autres animaux), je gage qu’il atteindra son but avec sa seule malédiction, qu’il arrivera donc à se convaincre vraiment qu’il est un homme et pas une touche de piano ! si vous me dites que même cela, on peut le calculer sur des tablettes, même le chaos, la nuit et la malédiction, que c’est la seule possibilité du calcul préalable qui arrêtera tout et que la raison reprendra le dessus, alors, l’homme fera exprès de devenir fou, pour perdre cette raison et s’obstiner dans cette idée ! Je suis sûr de cela, c’est une chose que je garantis parce qu’il me semble bien que toute l’activité humaine vraiment, ne consiste qu’en cela que l’homme se prouve à chaque instant qu’il est un homme et pas une goupille d’orgue! Par ses plaies et ses bosses, mais qu’il le prouve ; même en retournant dans les cavernes, mais qu’il le prouve. Après cela, comment ne pas pêcher, ne pas se féliciter que tout cela n’existe pas encore, et que pour l’instant la volonté dépende encore de Dieu sait quoi…

Monologue en sous-sol

Le monologue se poursuit ainsi, le personnage que met en scène Dostoïevski ne cessant de conspuer l’humanité, vue à travers le soupirail de son sous-sol. La traduction moderne d’André Markowicz, aux éditions Babel, donne modernité et saveur à ce texte. Il redonne aussi son titre d’origine aux Carnets d’abord intitulés  « La voix souterraine », puis « L’esprit souterrain », ou encore « Dans mon souterrain »  dans des traductions précédentes.
 
A suivre

Lady Trog
De la littérature souterraine : Les carnets du sous-sol de Dostoïevski (1)


Rédigé par Renée Frank le Mercredi 16 Octobre 2013 à 06:24 | Lu 766 fois




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