De la littérature souterraine : Carlo Levi, description de Matera


Les sassi, ou grottes, de la ville de Matera ont été immortalisés par plusieurs films, dont « Le Christ s’est arrêté à Eboli » de Francesco Rossi ( cf articles précédents sur le sujet). Le film est tiré du roman autobiographique de Carlo Levi, médecin, écrivain et peintre italien antifasciste, « confiné » par les autorités dans la province lointaine de Lucanie. De 1935 à 1936, il découvre ces habitants du Basilicate et soulage comme il peut les maux des damnés de « cette terre sans consolation ni douceur, où le paysan vit, dans la misère et l’éloignement, sa vie immobile sur un sol aride en face de la mort », oubliés par Dieu.


L’arrivée sur Matera :

De la littérature souterraine : Carlo Levi, description de Matera
«  J’arrivai à Matera, me raconta-t-elle, vers onze heures du matin. J’avais lu dans le guide que c’était une ville pittoresque, qui valait d’être visitée, qu’il y avait un musée d’art ancien et de curieuses habitations de l’époque troglodyte. Mais lorsque je sortis de la gare –  un édifice moderne et plutôt luxueux – je regardai en vain autour de moi, cherchant la ville des yeux. La ville n’existait pas. J’étais sur une sorte de plateau désert, entouré de petites montagnes arides et déplumées, de terre grisâtre parsemée de pierres. Dans ce désert surgissaient ça et là, huit ou dix grands palais de marbre, comme ceux qu’on construit maintenant à Rome, l’architecture de Piacentini : portiques, architraves somptueux, colonnes luisantes au soleil, solennelles inscriptions latines. Certains d’entre eux n’étaient pas terminés et semblaient abandonnés, absurdes et monstrueux dans cette nature désespérée. Entre les palais et fermant de ce côté l’horizon, s’étendait un quartier sordide de maisons d’employés, construites à la hâte et déjà en proie à la déchéance et à la saleté. […] Ces énormes palais impériaux de style « novecento » ( ndlc : architecture fasciste ) étaient la  Questura, la Préfecture, les Postes, la Mairie, le Gendarmerie, le Fascio, le siège des corporations, la maison du Balilla, et ainsi de suite. Mais la ville, où était-elle ? Matera restait invisible.[…] Je m’éloignais encore  un peu de la gare et j’arrivai à une route bordée d’un côté de vieilles maisons, de l’autre par un précipice. Dans ce précipice se trouvait Matera.

L'Enfer de Dante

De la littérature souterraine : Carlo Levi, description de Matera
En face se dressait une montagne nue et aride, d’une vilaine couleur grisâtre, sans la moindre trace de culture, sans un arbre : de la terre et des pierres sous le soleil. Au fond un méchant torrent, le Bradano, un peu d’eau sale, croupissante entre les cailloux des berges. Le fleuve et la montagne avaient un aspect sombre et mauvais, qui serrait le cœur. La forme de ce ravin était étrange, on aurait dit deux moitiés d’entonnoir, placées l’une à côté de l’autre, séparées par un petit éperon et réunies à la base en une  pointe, où l’on apercevait d’en haut, une église blanche, Santa Maria de Idris, qui semblait sortir de sous la terre ; les cônes renversés, ces entonnoirs s’appellent Sassi : Sasso Caveoso et Sasso Barisano.
« C’est ainsi qu’à l’école, nous nous représentions l’Enfer de Dante. Je commençai moi aussi à descendre par un chemin muletier de cercle en cercle. Le sentier extrêmement étroit qui descendait en serpentant passait sur le toit des maisons, si on peut les appeler ainsi. Ce sont des grottes creusées dans la paroi d’argile durcie du ravin, chacune d’elle a une façade sur le devant, certaines sont même belles, avec de modestes ornements du XVIIIème siècle. Ces semblants de façades taillées verticalement dans le roc deviennent légèrement saillantes dans leur partie supérieure par suite de l’inclinaison de la côte : c’est par cet espace étroit entre les façades et la paroi que passe la route qui est en même temps un toit pour ceux qui habitent en dessous. Les portes étaient ouvertes à cause de la chaleur. Je regardais en passant et j’apercevais l’intérieur des grottes, qui ne voient le jour et ne reçoivent l’air que par la porte. Certaines n’en ont même pas, on y entre par le haut, au moyen de trappes et d’échelles

Les yeux noirs des portes

De la littérature souterraine : Carlo Levi, description de Matera
Dans ces trous sombres, entre les murs de terre, je voyais les lits, le pauvre mobilier, les hardes étendues. Sur le plancher étaient allongés les chiens, les brebis, les chèvres, les cochons. Chaque famille n’a, en général, qu’une seule de ces grottes pour toute habitation et ils y dorment tous ensemble, hommes, femmes, enfants et bêtes. Vingt mille personnes vivaient ainsi. Des enfants, il y en avait un nombre infini. Dans cette chaleur, au milieu des mouches et de la poussière, il en surgissait de partout, complètement nus ou en guenilles. Je n’ai jamais eu une telle vision de misère, et pourtant je suis habituée, c’est mon métier, à voir chaque jour des dizaines d’enfants pauvres, malades et mal soignés. Mais un spectacle comme celui d’hier, je le l’aurais même pas imaginé. […] J’ai vu dans ces grottes sombres et puantes, des enfants couchés par terre, sous des couvertures en lambeaux, qui claquaient des dents, en proie à la fièvre. […] Les femmes maigres, leur nourrissons sous-alimentés et sales accrochés à leurs seins flétris me souriaient  avec une gentillesse triste et résignée : il me semblait, sous ce soleil aveuglant, être tombée au milieu d’une ville frappée par la peste.  […].
Nous venions d’arriver au fond du trou, à Santa Maria de Idris, une belle église baroque, et en levant les yeux je vis enfin apparaître, comme un mur oblique, Matera toute entière. De là on dirait presque une ville comme les autres, les façades des grottes, qui ressemblent à des maisons, blanches et alignées me regardaient par les yeux noirs de leurs portes. » 
La population des sassi vit ainsi comme une sous humanité, en proie à la misère et aux maladies : trachome, malaria et autres fièvres tropicales. Le quartier insalubre des caves sera déclaré « honte nationale » par le quotidien national du Corriere de la Serra et la population expulsée au début des années 1950. Zone interdite de plus en plus décrépite, où les visiteurs curieux deviennent  persona non grata, les sassi sortent de leur purgatoire et sont réhabilités « moralement » dans les années 1990, jusqu’à faire classer Matera au Patrimoine Mondial de l’Unesco, cela grâce à la mobilisation de certaines associations et historiens locaux. Aujourd’hui,  la réhabilitation architecturale du site est en cours, et de beaux hôtels troglodytes vous accueillent pour un tourisme responsable, qui cherche à effacer le souvenir du douloureux passé (cf les articles sur le Sextantio et les autres hôtels de Matera). Protégée par son passé maudit, Matera est une ville sublime, restée intacte comme une Jerusalem  intemporelle. La sœur de Carlo Levi admettait déjà, malgré la vision de la misère qui l’avait saisie que  « c’est vraiment une très belle ville, pittoresque et saisissante».
 
Lady Trog


Rédigé par Renée Frank le Jeudi 17 Janvier 2013 à 05:16 | Lu 3058 fois




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